Travailler pour qui, pourquoi ?
Si la vitalité de l’Homme au travail se trouve aujourd’hui sollicitée au moyen d’artifices pharmacologique et idéologiques, ses principes reposent sur la négation du corps et de sa vulnérabilité.
Revenons ensemble à quelques fondamentaux avant de nous pencher plus avant sur les derniers concepts à la mode :
Le travail, c’est quoi ? Ca sert à quoi ? Pourquoi travaillons-nous ? Peut-on limiter la définition du travail à l’emploi ?
…Après tout, l’élève travaille en classe, la femme au foyer travaille aussi.
Que cherchons-nous à prouver en travaillant ? Qu’engageons-nous dans le travail ?
Quelle place prend le travail dans notre équilibre psychique ? Et que mettons nous de notre affectivité dans le travail ? Quels liens peut-on faire entre la personnalité du travailleur, le travail et les symptômes qu’il présente ?
Le travail est une rencontre entre qui nous sommes et ce qu’on nous donne à faire.
Si l’on peut si logiquement invoquer la personnalité de celui qui est en souffrance au travail pour exonérer les conditions de travail, c’est que nous engageons beaucoup de nous-mêmes dans notre métier. Il serait illusoire de penser que nous laissons notre histoire personnelle accrochée à un cintre, dans les vestiaires de notre lieu de travail pour travailler mécaniquement. La plupart d’entre nous espèrent avoir l’occasion, grâce au travail, d’accéder à une reconnaissance de leur valeur personnelle, de leur singularité, bref de leur identité.
De la psychanalyse, on a appris que la construction de l’identité commençait dans l’enfance. C’est d’ailleurs bien par un acte de reconnaissance à l’état civil que commence notre vie sociale, notre construction identitaire. Notre père nous a reconnu comme étant son enfant devant le groupe social auquel il appartient, nous a transmis son nom et inscrit dans une lignée symbolique. Cette question de
la reconnaissance de notre identité nous taraude tout au long de notre vie, y compris dans le champ du travail.
Le sujet est le dépositaire et l’héritier des rêves et des attentes de ses parents. Il doit faire avec ces fées penchées sur son berceau qui exercent leur pression mais sont aussi les conditions de sa construction psychique.
Etre à la hauteur des attentes de ses parents peut être un moteur ou une souffrance, d’ailleurs souvent les deux. Etre regardé par nos parents, être reconnu est indispensable au sentiment de sécurité dont a besoin l’enfant pour se développer. Ceux qui disent que vous devez vous passer du regard des autres pour être autonome vous racontent des fariboles. Nous avons tous besoin du regard de l’autre, des autres, pour mieux savoir qui nous sommes et si nous existons. Peu d’êtres humains peuvent se déterminer totalement par eux-mêmes, sans se soucier de ce que les autres pensent d’eux.
Cette dépendance au jugement des autres ne doit pas être excessive bien sûr, mais elle existe. Ceux d’entre vous qui ont fait l’expérience d’être mis au ban par leurs collègues ou ignoré par la hiérarchie, ceux qui sont transparents aux yeux des autres, savent quelle expérience d’aliénation sociale on traverse alors. La construction de l’identité commence dans l’enfance et contient des lignes de force, l’amour, la sécurité, la confiance en soi et des lignes de faille, l’abandon affectif, les pertes, les deuils, les abus, les traumatismes. Chacun d’entre nous va tenter à l’âge adulte de continuer à construire son identité dans le regard des autres, dans le champ amoureux bien sûr, mais celui-ci a ses aléas et est loin de solder la question cruciale de notre identité. Et donc, dans le champ social où le travail joue bien sûr, un rôle central.
Si le salarié s’investit trop au travail, on pourra donc émettre l’hypothèse qu’il a un besoin éperdu de reconnaissance non obtenue dans l’enfance. Le lien difficile de certains salariés à l’autorité peut toujours être travaillé sous l’angle de la relation à la figure paternelle. Les identifications aux parents et donc à leurs métiers sont de bonnes pistes d’explications des situations d’échec professionnel.
– Mais peut-on dire à l’ouvrière qui souffre des 27 bouchons qu’elle visse par minute, que son Oedipe y est pour quelque chose ?
-Peut-on dire au harcelé qui s’effondre à son poste, « mais, pourquoi n’êtes vous pas parti plus tôt au lieu de supporter cette souffrance ?», alors que démissionner lui aurait fait perdre ses droits sociaux ?
-Les femmes apportent-elles leur consentement pulsionnel à être payées 25 % de moins que les hommes ?
Il faut donc essayer de comprendre l’impact de l’organisation du travail sur la construction de l’image de soi.
– Celle du salarié qui coupe l’aileron droit du poulet toute la journée dans un atelier agroalimentaire sans qu’on l’autorise à mettre un walkman sur les oreilles ou à bavarder avec ses collègues.
– du cadre qui doit chercher tous les matins l’espace de travail, où il va créer des modèles de voiture.
Très bien payé, en CDI mais sans bureau fixe. I travaille dans une ambiance de précarité subjective.
– de la secrétaire qu’on oblige à coller les timbres à 4 mm du bord de l’enveloppe en s’aidant d’une règle.
-du cadre évalué à 360°[par ses collègues. Des « collègues », vraiment ?
Il faut donc entrer plus avant dans la compréhension de ce que nous investissons dans le travail et dans la façon dont le travail nous investit en retour. Ou pas.
Le pouvoir des gestes de métier
Quand le choix d’un métier est conforme aux besoins du sujet et que ses modalités d’exercice permettent le libre jeu du fonctionnement mental et corporel, le travail est excellent pour la santé. Si le travail autorise, en dépit des contraintes, un exercice inventif des corps, il devient même source de plaisir. Les gestes de métier ne peuvent se réduire à des enchainements musculaires efficaces et opératoires. Ils ont des racines profondes : Des racines infantiles, et même transgénérationnelles.
Les gestes sont transmis dans l’enfance. C’est par la copie des adultes que nous avons aimés et admirés, ceux qui sont devenus nos modèles, que nous avons intériorisés les gestes, les postures, les tours de main de nos parents. Nous sommes riches de souvenirs enfouis dans les gestes. Nous faisons la tarte aux mirabelles comme la faisait notre grand-mère le dimanche quand nous allions manger chez elle.
Nos mains savent la faire, instinctivement croit-on. Rien à voir avec l’instinct mais plutôt avec une transmission trangénérationnelle qui s’est faite « par corps ».
Tout comme vous avez peut-être appris à pêcher en accompagnant l’oncle Robert tous les samedis à la pêche. Il vous a montré comment accrocher l’asticot, lancer le fil, interpréter la surface de l’eau, sortir le poisson sans le perdre. Et c’est par affection, par amour pour lui, pour ce qu’il a représenté pour vous, que tous ces savoir-faire se sont imprimés en vous, que vous savez pêcher.
Faire les choses autrement que comme on l’a appris peut plonger un être humain dans des conflits de loyauté.
Des racines sociales : Autre racine gestuelle, l’identité sociale, puisque les gestes sont socio-culturellement induits. Suivant l’endroit du monde où vous êtes nés, vos gestes seront différents. En Occident, le port des enfants, des charges lourdes, se fait ainsi sur les membres supérieurs fléchis, avec fermeture de la ceinture scapulaire tandis qu’en Afrique, les mêmes tâches sont effectuées sur la tête et le dos, mettant en jeu des zones du corps, des muscles différents.
Plus tard, à l’âge adulte, au travers des lieux d’apprentissages professionnels traversés, les gestes de métier viendront nouer des liens étroits entre le corps et l’appartenance à une communauté professionnelle. Certaines postures et attitudes corporelles acquièrent même, dans le travail, valeur de dramaturgie. Ne vous est-il jamais arrivé, en voyant quelqu’un marcher, bouger, dans la rue, de vous dire, celui là fait ce métier là, ça se voit !
Des racines de genre :
Si nos gestes ont une histoire familiale, sociale, ils ont aussi un « sexe ». On ne bouge pas de la même manière quand on est un homme ou quand on est une femme. Souvenez-vous des injonctions de vos parents ! « Tiens tes genoux serrés, n’écarte pas les jambes et ne bombe pas trop la poitrine, tiens toi comme une fille ! », « mais enfin, redresse-toi, bombe le torse, tu es un homme ! ». (Je vous renvoie à la chanson d’Eddy Pretto « Kid »).
Et oui, l’éducation inscrit dans la musculature des postures sexuées spécifiques, qui disent à quel genre nous appartenons. Une femme ne bouge pas comme un homme, ne s’assied pas, ne marche pas comme un homme. Elle ne travaille pas comme un homme et n’a pas, d’ailleurs, dans la hiérarchie des métiers, les mêmes emplois que les hommes d’ailleurs.
Dans notre société, il échoit aux femmes les métiers d’assistance, du care dit-on maintenant, la prise en charge de la saleté, de la maladie, de l’enfance, de la vieillesse, de la mort. A la fois symboliquement et physiquement, on attend d’une femme qu’elle soit penchée vers l’Autre. Les femmes, dans la division sexuelle des métiers, sont donc assignées aux postes ayant un lien avec l’autre, souvent déqualifiés, peu rémunérés puisque les compétences féminines que la femme possède par nature n’ont pas à s’acquérir dans des formations spécifiques.
Aux hommes les métiers du risque (bâtiment, route, découverte) conservant les valeurs viriles traditionnelles, le travail des matières nobles, les postes de responsabilité, de conception. Et au cœur même de la parcellisation du travail, les tâches variées, complexes, demandant des connaissances provenant de formations professionnelles donnant choix à qualification et promotion.
Aux femmes les métiers de soin aux enfants, aux vieillards, aux malades. Les tâches simples, statiques, monotones, répétitives ne requérant aucune qualification reconnue comme telle, mais nécessitant minutie, patience et rapidité à la fois.
On voit donc se perpétuer les principes de la division sexuelle du travail théorisée par Daniele Kergoat. Cette division sexuelle du travail a deux principes organisateurs :
- il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes,
- un travail d’homme vaut plus qu’un travail de femme.
Si les femmes ont pu pénétrer toutes les sphères professionnelles masculines, toutes les études, répétitivement, soulignent la persistance de la répartition sexuée du travail productif et/ou reproductif, l’absence récurrente de valorisation sociale de ce dernier avec pour corollaire la surdité de l’organisation du travail à la charge temporelle et mentale des « impondérables » familiaux qui incombe systématiquement aux femmes. Les absences qui en découlent, tout comme les congés maternité, ne relèvent-ils pas de « l’absentéisme féminin »?
Les femmes tiennent la contradiction entre d’un côté, le désir affirmé de travailler et de l’autre, d’assumer la sphère familiale, sans se plaindre, de surcroît. Si plus personne ne conteste le droit au travail pour les femmes, leur place est tolérée à condition que la prise en charge des enfants et de la vie domestique soit assurée et invisible.
L’organisation du travail au masculin a donc peu de compréhension pour les difficultés spécifiques que rencontrent les femmes qui veulent conjuguer vie professionnelle et vie familiale.
Le sens du geste de travail, riche ou pauvre :
Dans certains métiers, le geste de travail peut être riche et avoir du sens : L’acteur interprète son rôle, le musicien sa partition, le travailleur a des marges de manœuvre pour interpréter sa tâche prescrite.
Malheureusement, sur certains postes, le travailleur n’a aucune marge de manœuvre. Il est soumis à une organisation du travail qui détermine le geste, son contenu, les relations avec les collègues, la cadence. Quelquefois, le fonctionnement mental est réservé à l’étage du bureau des méthodes ou des ingénieurs, tandis que le fonctionnement corporel est assigné à l’atelier. Dans ce type d’organisation du travail, très taylorisé, l’individu est considéré comme un outil.
Vous l’avez compris, le corps que nous engageons dans la tâche à accomplir n’est sûrement pas celui rêvé par cette organisation du travail : une force motrice, un réservoir d’énergie linéaire, disciplinarisé, sans rythme physiologique et biologique, sans limites, sans aléas, sans émotion, sans affect, sans faille. Ce corps-là est un moyen, juste une force motrice.
Le mouvement automatisé, répétitif, peut sembler un rouage parfait pour l’organisation scientifique du travail, mais quelle illusion de croire ce contrôle total possible ?
Quelquefois bouger mécaniquement au travail ne sert plus qu’à tenir. Dans cette tension pour « tenir », le verbe n’est pas qu’une métaphore. Tout votre corps est engagé. Regardez l’ouvrière, qui visse 27 bouchons par minute sur la chaine, elle ne choisit pas son travail déqualifié et la pauvreté manuelle de son geste. A une certaine cadence, l’activité de travail entre tout simplement en concurrence avec sa pensée. Non seulement penser est inutile mais devient même dangereux. Le « silence mental » sert à ne plus penser la souffrance de ce travail là. « Je suis devenue un robot » dit-elle en mimant encore et encore le geste de vissage dont son corps n’arrive plus à se délester. L’hyperactivité est convoquée comme défense contre la souffrance venant de CE travail. Le travail répétitif, monotone, trop prescrit, entraine un divorce total entre la main et l’imaginaire. L’absence de signification, l’inutilité des gestes à accomplir façonnent une image de soi terne, enlaidie, misérable. Quand le geste n’exprime plus rien, il ne permet plus de penser. Il sert à « tenir ».
Pour tenir la cadence, les tâches répétitives ou effectuées sous contrainte de temps, telles qu’elles sont conçues, impliquent de ne jamais se détendre. C’est là que surgit un des premiers pièges tendus par l’organisation du travail : Faire corps avec l’hyperactivité demandée devient une stratégie défensive qui colmate la souffrance par l’accélération du mouvement : « Je n’aime pas me reposer. Je n’ai pas le temps de m’asseoir et je trouve ça très bien. Comme ça, je ne pense pas. » répètent les patients de manière lancinante.
L’ouvrière dit que travailler plus vite est une voie de décharge de la colère que génère ce type d’organisation du travail. La rage, la haine, la colère, la frustration sont rapatriées dans l’accélération du geste. Lorsque la haine devient trop forte, les ouvrières font des crises de nerfs dans l’atelier, il y a des brancards prévus pour ça dans les vestiaires. Elles vont s’allonger, avalent leurs comprimés d’anxiolytiques et laissent « retomber la vapeur ». Retour à la chaîne.
Mais l’ouvrière dit aussi qu’en allant plus vite que la cadence demandée, elle dégage une marge de liberté, une individualité, un triomphe temporaire. Entre la cadence prescrite et l’ivresse de l’auto accélération, tout est réuni pour rendre l’individu esclave de la quantité. En faisant plus, l’esclave de la quantité devient athlète de la quantité. C’est là qu’est le piège. Le désir de reconnaissance.
Vous commencez à le comprendre, si le travail peut être un puissant opérateur de construction de la santé, par l’élargissement de la subjectivité, l’accroissement des pouvoirs du corps, de la sensibilité, il comporte aussi une dimension de souffrance et peut porter atteinte à notre santé.
Souvenons nous, agir sur le geste, c’est toucher à toutes ces racines identitaires.
TRAVAILLER, c’est se travailler, c’est travailler par corps
Vous commencez à mesurer que l’intelligence que nous mobilisons dans le travail est très différente de l’intelligence rationnelle, logique. Dans le travail, nous mobilisons l’intelligence du corps. C’est elle qui palpe, évalue, mémorise les informations, les sensations, les perceptions dans ce qu’on appelle des « mémoires procédurales ».
La mémoire procédurale est une forme de mémoire à long terme qui porte sur les habiletés motrices, les savoir-faire, les gestes habituels. C’est grâce à elle qu’on peut se souvenir de l’exécution des séquences de gestes. Elle est très fiable et conserve ses souvenirs même s’ils ne sont pas utilisés pendant plusieurs années. La mémoire procédurale est activée dans les actions que nous menons « en roue libre » : faire du vélo, allumer une cigarette, préparer un œuf à la coque, démarrer sa voiture…
Si je travaille comme menuisier, je travaille le bois. A force de travailler le bois, non seulement je découvre les qualités de la matière BOIS, mais sa résistance, ses aspérités, ses nœuds, ses fragilités. Je développe une intimité du rapport à sa matière. J’éprouve la résistance du bois à l’usage de l’outil dont je me sers pour le travailler, j’éprouve la résistance de mon corps à l’usage de cet outil. C’est ainsi que par mes gestes, indéfiniment répétés, mon corps palpe, sent, apprécie, mémorise le bois, les outils et affute la meilleure manière de travailler. Mais je m’affute aussi ! C’est par la résistance du réel du bois, que je développe les capacités sensorielles et manuelles de mon corps ; c’est par l’échec cent fois rencontré et cent fois dépassé que je développe mes compétences, que j’élargis le champ de mes pouvoirs.
Ce « travailler par corps » se construit dans tous les métiers :
– L’ouvrier qui usine une pièce a si bien développé ses mémoires procédurales que c’est à l’oreille qu’il sait avoir atteint le bon micron et qu’il peut s’arrêter.
– L’enseignant qui a du métier, comme on dit, sait à l’oreille que sa classe qui chuchote, s’amuse, commence à faire trop de bruit, qu’on approche du chahut et qu’il faut introduire une activité de diversion pour récupérer leur attention. C’est avec l’intelligence du corps qu’il apprend à le sentir.
– Le chirurgien sait évaluer à l’œil et au doigt la texture du tendon et s’il est fragile, le réparer.
– Quand je vois un patient pour la première fois, je n’ai plus besoin de mon manuel à côté de moi. Je connais la manière de conduire un entretien. Mais en fait, avant même de demander à ce nouveau patient comment il s’appelle et pourquoi il vient, tout mon corps s’est mis au travail. Mes yeux ont enregistré la sueur qui perle sur son front, son thorax en apnée, sa jambe qui s’agite sous le fauteuil. Mon odorat a senti l’odeur de peur qui se dégage de lui. J’entends son souffle court. Bref j’ai TRAVAILLE PAR CORPS, comme le fraiseur, l’instituteur, le menuisier, le chirurgien. Et quelque part, au fond de moi, parce que j’ai vu des centaines de patients, au moment où je lui demande son nom, son adresse, bref, son état-civil, j’ai déjà fait mon pré-diagnostic.
Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi même.
Le travail n’est pas seulement un rapport individuel à la tâche, mais un rapport de soi à soi.
Le réel du travail se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance aux modes opératoires, aux habilités professionnelles, aux savoirs faire et plus généralement, se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance à la maîtrise.
Le réel se fait connaître à celui qui travaille sur un mode fondamentalement affectif : l’échec. L’échec engendre des états affectifs, la surprise bien sûr, un sentiment d’irritation, de colère, quand ça dure trop longtemps, la déception puis le découragement, le sentiment d’incompétence. Jusqu’à présent j’y arrivais et puis là ça ne marche plus ! Pour celui qui travaille, la rencontre avec le réel, c’est d’abord l’angoisse.
Là commence un processus spécifique qui est l’endurance, la capacité de tolérer l’échec et l’obstination, le fait de ne pas lâcher. Quelques minutes, plusieurs jours, des semaines ! Recommencer encore et encore, refaire la pièce, l’opération ! Et ça ne marche toujours pas ! Le bon chercheur sera celui qui a l’obstination de continuer alors même qu’il n’arrive pas à démontrer ce qu’il cherche à attraper.
Travailler c’est non seulement faire l’expérience du réel, c’est deuxièmement maintenir l’obstination et l’endurance.
j’accepte de me faire habiter peu à peu, coloniser par cette expérience de ce qui s’oppose à ma maîtrise et c’est quelques fois en l’emportant chez moi, dans ma tête, en ayant des insomnies, en en rêvant la nuit, qu’au bout de quelques jours de cette obstination, de cette endurance, un beau matin me vient une idée, une ficelle de métier, une ficelle plus universelle, La solution !
Tous ces états affectés ont en commun d’être une manière d’éprouver affectivement le travail, pas seulement une conséquence regrettable du travail, mais le travail lui-même, puisque c’est de cette endurance à la souffrance et à ce qui me résiste que finalement viendra l’idée.
Autrement dit, la souffrance guide l’intelligence et provoque l’intelligence. Cette souffrance me pousse à surmonter ma frustration et la transforme en plaisir, le plaisir d’une conquête, le plaisir d’une victoire, le plaisir d’une découverte.
Bien loin des procédures fixées par l’organisation du travail, tous les processus engagés dans ce rapport d’intimité avec la tâche, l’objet technique, la matière, avec l’outil, mobilisent en réalité toute la personnalité.
Je suis en train de décrire une modalité de l’intelligence qui naît du rapport au travail, pas une intelligence qui est là avant, mais une intelligence produite par le travail à condition que je sois capable de souffrir, d’endurer ma souffrance, d’en faire des insomnies, d’en rêver la nuit et puis de continuer par l’obstination à produire des solutions.
C’est au prix de la rencontre avec l’échec, l’endurance et le plaisir des ressources insoupçonnées que l’on découvre en soi, que le travail tient ses promesses:
– Promesse d’émancipation sociale par l’autonomie financière, d’accès à la maturité par le dépassement de la dépendance aux parents.
– Promesse d’accomplissement de soi par le regard des autres sur notre travail: regard des usagers, des patients, des clients qui nous donnent, ou pas, la sensation d’être utile au monde. Regard de la hiérarchie sur le travail accompli par rapport aux moyens donnés plutôt que par rapport aux objectifs à atteindre.
– Promesse d’arriver à dépasser les situations sociales ou psychologiques de l’enfance que le métier que nous choisissons peut nous aider à transformer en œuvre originale.
– La promesse du travail se trouve en fait surtout dans l’écart entre le travail tel qu’on nous demande de le faire (travail prescrit), et tel que nous l’exécutons, (travail rée)l. Dans cet écart se déploient toute notre énergie personnelle, notre créativité, notre intelligence du réel.
– Promesse d’aller à la rencontre des autres, car le travail est aussi l’apprentissage du vivre ensemble, condition de la construction de la coopération et de la solidarité. Le monde du travail est l’espace social qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à interagir, partager et nous confronter avec tous les autres.
– Travailler, c’est se travailler et travailler ensemble.
LA RECONNAISSANCE DU TRAVAIL
En échange de leurs efforts, des risques qu’ils prennent, de l’intelligence qu’ils mettent en œuvre, de la souffrance qu’implique la confrontation à l’organisation du travail et aux rapports sociaux de travail, les salariés attendent essentiellement une reconnaissance. Ce que les gens attendent par-dessus tout, c’est une rétribution subjective, une dimension morale et symbolique, qu’on reconnaisse la qualité de leur travail, la qualité de leur contribution. Cette reconnaissance passe éventuellement par des primes, des avancements, des salaires mais l’impact psychologique est fondamentalement lié à la dimension symbolique.
La reconnaissance de la qualité du travail accompli est LA réponse aux attentes subjectives quant à l’accomplissement de soi. Alors, les doutes, les difficultés, la fatigue s’évanouissent devant la contribution à l’œuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres.
La reconnaissance passe par des épreuves spécifiques devant des acteurs bien précis avec lesquels nous sommes en interaction du fait du travail. Cette reconnaissance a un rôle majeur sur la construction de l’identité, car, de reconnaissance en reconnaissance, je passe des caps par lesquels je me transforme moi-même à travers le regard des autres mais aussi à travers la société, comme quelqu’un qui gravit les échelons d’un cursus, d’une vie qui s’accomplit. Par le regard de l’autre, par la reconnaissance de l’autre, j’acquiers un statut qui est meilleur que celui que j’avais précédemment, une dignité aussi que je n’avais pas jusque là et une crédibilité, voire un prestige qui sont évidemment captifs de la reconnaissance par l’autre.
La reconnaissance du travail suppose de nombreuses conditions :
– que le travail réel soit visible par la hiérarchie, la direction, l’usager, les collègues. Ce n’est jamais le cas, vous l’avez compris puisque l’organisation du travail ne veut rien savoir de ce que nous rajoutons à la prescription et que nous travaillons par corps.
– Que ce travail soit évalué, jugé non pas sur des critères financiers ou d’objectifs de rentabilité à atteindre, non pas sur des caractéristiques personnelles, des « savoir-être », une aptitude à la soumission, des qualifications ou savoirs théoriques, le respect formel des procédures et des normes, mais bien sur son utilité au regard du but du travail.
– Que ce travail soit jugé, évalué par les pairs, les collègues au regard des valeurs d’une profession.
La reconnaissance, en psychodynamique du travail, est fondée sur deux jugements :
Le jugement d’utilité porté par l’usager, le client, l’élève, le malade, et la hiérarchie. Il porte sur l’utilité sociale, économique ou technique du travail. Il n’évalue pas les moyens utilisés mais les objectifs atteints.
Le salaire sanctionne le fait que mon travail est utile : Le résultat final n’aurait pu s’accomplir sans ma contribution. J’ai apporté ma part de valeur-ajoutée, non seulement une valeur d’usage, mais aussi une valeur d’échange.
Etre utile est une question absolument capitale pour la plupart d’entre nous, c’est bien rare ceux qui peuvent supporter qu’on leur dise, qu’on leur renvoie, explicitement et même implicitement, « vous êtes inutiles, vous êtes quelqu’un d’inutile ».
Ce message est souvent envoyé par le biais de pratiques managériales que nous appelons la mise en scène de la disparition : «vous venez mais il est interdit de toucher au travail. Pas de bureau, d’ordinateur, vous n’êtes plus sur le papier à en tête, dans l’organigramme, vous n’avez plus de badge d’entrée, de place de parking. Si vous êtes payé et que vous êtes au placard, vous tomberez malade. On pourrait se dire, en voilà un payé à ne rien faire, il devrait être content. Quelle méconnaissance de la centralité du travail ! Un ouvrier du bâtiment, atteint d’un stress post-traumatique après un accident me disait : » voyez, par la fenêtre de votre bureau, je vois le morceau de béton que j’ai mis sur le mur de l’immeuble d’en face. Ce béton, c’est moi ! »
Je suis en partie dans tous les chantiers que j’ai fait, dans tous ces bétons dans lesquels les gens habitent, dans lesquels sont maintenant entreposés les objets du musée, ce béton il est ma vie même, donc à force de m’être battu avec ce béton et bien je finis par l’aimer et quand on me dit que tout ça c’est inutile on est en train de rayer mon identité, mon utilité au monde.
Le jugement de beauté est porté par les pairs de la communauté d’appartenance. Ce jugement esthétique sur le travail accompli a deux volets :
– un volet de conformité du travail par rapport aux règles de métier. Et je ne parle pas des certifications.
– un volet d’originalité du travail, faire un travail original, pas identique à celui des autres.
Si on ne fait que respecter les règles, on s’enfonce dans le conformisme et si on les transgresse trop, on se met au ban de ses pairs.
On comprend facilement que le violoniste, le pianiste exécute une partition (la tâche prescrite) mais l’interprète aussi, y ajoutant son talent, ses émotions, le sens qu’il veut donner à cette œuvre là et qu’ainsi il obtient les applaudissements du public, les félicitations du chef d’orchestre et la gratitude des musiciens qui l’accompagnent.
Du côté du travail, on attend de nous que nous exécutions la tâche telle qu’elle est prescrite par l’organisation du travail. Nous ne sommes pas supposés être des virtuoses…Et pourtant, aucun d’entre nous ne se contente d’exécuter cette prescription. D’abord parce qu’elle ne suffit pas à permettre le vrai travail, mais aussi par ce que, affecté à une tâche, le travailleur cherche un ordre, une séquence de gestes, un choix d’outils qui réalisent un mode opératoire spontané, le sien, qu’il va perfectionner au fil des « répétitions ».
Bien évidemment, c’est dans le travail librement organisé que l’être humain trouve la voie royale d’expression personnelle. Il faut pour cela que le travailleur puisse organiser son travail conformément à ses désirs et/ou ses besoins. Hors ces conditions ne se rencontrent même plus dans les métiers d’artisan, les professions libérales et les responsables de haut niveau !
Le travailleur, même à de hauts niveaux de poste, est de plus en plus souvent soumis à une organisation du travail qui détermine le contenu et les procédures de la tâche, fixe même les modalités des relations entre les sujets en assignant à chacun place et rôle par rapport aux autres travailleurs.
Les nouvelles technologies informatiques, le numérique, la digitalisation ont rajouté des contraintes spécifiques à l’exécution du travail : travailler très vite en juste à temps, dans un rythme d’instantanéité, une ambiance d’urgence. Pour la première fois dans l’histoire de l’homme, les outils qu’il a fabriqué le débordent et kidnappent son fonctionnement cognitif, corporel au delà de ses possibilités humaines.
Bien sûr, dans le taylorisme, le fonctionnement mental est réservé aux uns, le fonctionnement corporel assigné aux autres. La division des tâches au niveau de l’exécution, aboutit à des opérations courtes, standardisées, strictement définies. La procédure est simplifiée à l’extrême, réduite à l’acte, au geste élémentaire, lui-même rigoureusement spécifié, mesuré, chronométré. Pour augmenter la productivité, il faut imposer « the one best way » d’exécuter le geste, quitte à déposséder l’ouvrier de la maitrise de son travail. C’est désormais à tous les étages de la hiérarchie des postes et des métiers, que s’impose la standardisation, la procéduralisation, la mesure et le contrôle grâce aux nouvelles technologies informatiques.
TOUT PRESCRIRE ? UNE ILLUSION
Le travail fait l’objet de nombreux discours savants. Le juriste parle du contrat de travail, le chef d’entreprise évoque les objectifs, le bureau des méthodes définit les consignes, le cadre manage les équipes, l’ergonome s’intéresse à l’espace de travail, le physiologiste parle de biomécanique.
Celui qui travaille, sur le terrain, ignore la physiologie, la sociologie lui est étrangère, il ne possède qu’une partie du savoir de l’ingénieur, il entend les consignes et ne peut se dérober au travail qu’on lui donne à faire. Travailler implique de sortir du discours pour se confronter au monde.
Travailler, je le répète encore, c’est combler l’écart entre la tâche prescrite et la réalité
La prescription sous estime toujours la variabilité de la situation réelle. Si, dans toutes les entreprises, les travailleurs ne s’en tenaient plus qu’aux consignes et aux procédures pour faire le travail, tout s’arrêterait ! C’est ce qu’on appelle la grève du zèle.
C’est dans cet écart que s’inscrit la définition que Philippe Davezies donne du travail « le travail, c’est l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donnée par l’organisation prescrite du travail ».
Et l’être humain peut, si les conditions s’y prêtent, déployer des trésors d’ingéniosité, d’imagination pour atteindre les objectifs fixés. Même les femmes de ménage en milieu industriel dont personne n’imagine qu’elles puissent investir leur travail et dont personne ne remarque la présence, attendent aussi une reconnaissance de leur travail.
Anne-Marie, une de mes patientes, en arrive à venir plus tôt dans ces immeubles anonymes dont elle nettoie les bureaux désertés le soir, pour croiser le visage des gens dont elle vide les corbeilles.
– « … Ils sont soixante-douze. Les verres, les couverts, les boîtes en plastique, le café, les tasses. Les gens des bureaux que je nettoie, je ne les vois jamais. Des fois, j’arrive plus tôt pour essayer de les voir un peu. Comme ça, je vois mon patron, les filles, on boit un café ensemble. »
Bien sûr, nous voulons que notre travail soit utile au monde, beau et bien fait.
Voilà ce que Fatima, dit de son travail de ménage :
« Je travaille en cherchant toujours l’élégance de ce que j’ai fait. Même quand je repasse une chemise. Je dois ressentir une harmonie esthétique au fond de moi. Je repasse les chemises, j’enlève la poussière, je dois dépoussiérer le monde entier pour voir de la beauté et de la propreté partout.
Cet artisanat que je passe neuf heures à faire, personne ne le voit. Personne ne parle de mon art.
… Nous, les artisans et les artistes, on s’occupe du quotidien, de la beauté du bureau, du merveilleux, du petit paradis, de l’élégance de la chemise.
.. La société ne s’intéresse pas à ceux qui gardent son petit paradis, dépoussière son bureau ou ses boulevards, qui cuisent son pain. »
Elle me dit aussi qu’elle fait un Picasso tous les soirs quand elle nettoie les classes. Et que les enfants le lui défont tous les jours.
Quelque soit votre métier, vous y mettez quelque chose de vous :
Vous aurez compris que le travail réel est doublement invisible :
– Invisible à nous-mêmes puisque nous travaillons « par corps » sans vraiment avoir la conscience de ce que nous mobilisons pour faire le travail, ni les mots pour en parler.
– Invisible pour l’organisation du travail qui s’arqu
eboute sur la prescription, la procédure, le quantitatif et ne veut rien savoir de ce qui est au fond incontrôlable et inestimable, le travail vivant.
TRAVAILLER ENSEMBLE
Pour travailler ensemble, Il ne suffit donc pas de juxtaposer les tâches, de prévoir les communications entre les postes, d’aligner les personnels les uns à côté des autres. Ce ne sont pas que les tâches qu’il faut coordonner mais les façons de travailler (Davezies, 1993). La confiance se construit mais pas à partir du partage de conceptions théoriques. On a confiance parce qu’on sait qu’on partage les mêmes règles de métier. Cette construction suppose l’existence de discussions, de confrontations des opinions, de manière formelle au cours de réunions instituées mais le plus souvent dans les espaces informels des pauses café, des repas, des échanges de couloirs où s’ajustent les postures pratiques et éthiques personnelles. Cette possibilité de confrontation des expériences peut être gravement perturbée par une organisation du travail productiviste, traqueuse de temps dit morts ou trop prescrite.
Dans une équipe investie et soudée, la mobilisation individuelle et collective qu’exige le travail réel vient pallier aux manques de l’organisation du travail. Malheureusement, pour la hiérarchie, reconnaître la contribution du travailleur à l’organisation du travail, c’est reconnaître que l’organisation prescrite est défaillante. Et un vigoureux déni s’y oppose. Les cadres se cristallisent autour de la maîtrise technique, de la capacité de la science, de la technologie à maîtriser le réel. Les méthodes gestionnaires prétendent qu’on peut à terme se passer des travailleurs. Automates, machines, process, intelligence artificielle, systèmes experts….Les ingénieurs luttent pour imposer leur vocabulaire, leurs concepts, leur vision. Ils élaborent aussi des stratégies de défense qui passent par une dissimulation des questions qui remontent d’en bas. C’est le personnel qui est mauvais, incompétent. C’est un aveuglement défensif puissant qui laisse le travailleur à sa solitude et à sa souffrance, à l’incohérence du travail à accomplir.
La souffrance au travail est le vécu qui surgit lorsque le sujet, après avoir épuisé ses ressources personnelles pour tenir au travail, se heurte à des obstacles insurmontables. Les solutions extrêmes de sortie de situation de souffrance au travail sont la démission ou l’absentéisme.
Le type de décompensation ne dépend pas uniquement du travail mais en dernier ressort de la structure de la personnalité, acquise avant la situation de travail. Cette décompensation est une rencontre entre une organisation psychique individuelle spécifique (des facteurs endogènes) et une organisation du travail spécifique (des facteurs externes).
Comment décliner la Reconnaissance alors que l’organisation du travail pense que le travailleur n’a rien à dire sur son travail?
Comment décliner la reconnaissance lorsque les normes de qualité sont celles du marché et plus celles des règles de métier ?
Quand on demande à des travailleurs de faire plus vite, avec moins de moyens et d’effectifs, donc de ne pas travailler bien, ils répondent : « mais ça ne va pas, il faudrait faire comme ci, faire comme ça, », on leur répond, « toi on ne t’a pas demandé de penser, exécute, tu fais ce qu’on te dit, ce qui compte c’est que tu sois obéissant, que tu fasses comme on te dit ». Il faut mentir aux clients, faire des promesses au public tout en sachant très bien qu’on ne pourra pas les tenir, le mensonge est en quelque sorte organisé, avec quelquefois, par peur de perdre son travail, la collaboration de tous.
Alors le travail, au lieu d’être une occasion de se découvrir soi même, est une occasion de se découvrir comme lâche, de faire ce que je trouve moralement répréhensible, mais en plus de faire un travail de mauvaise qualité, qui me renvoie de moi-même une image désastreuse et déplorable. Quand on demande au salarié de travailler mal, sur des instruments, des installations dans lesquelles on a de moins en moins confiance, commence alors un travail de sape de la subjectivité, de la personnalité; loin de se découvrir soi même et de se révéler à soi même, ce que l’on fait comme expérience du travail devient une érosion progressive de la personnalité, de l’image de soi, de l’estime de soi, référée aux valeurs du travail bien fait, de l’implication par mon travail d’autrui, car quand je travaille, j’implique mes collègues, les chefs, mes subordonnées, les sous-traitants, la population.
Le travail n’est pas qu’un rapport de soi à soi mais aussi un rapport à autrui. On engage autrui par son propre travail de telle sorte que évidemment, si on bâcle son travail, c’est le patient qui va prendre, mais aussi mon chef de service, l’administration de l’hôpital….
Dans un contexte de crise, de chômage endémique, la précarisation du salarié à été méthodiquement introduite : Contrats précaires, cdd, temps partiel, intérim, casse des collectifs, de la solidarité. La précarité a neutralisé la mobilisation collective, généré le silence et le chacun pour soi. La peur de perdre son emploi a induit des conduites de domination ou de soumission. Force est de constater que la manipulation délibérée de la menace, du chantage, le harcèlement sont désormais érigés en méthode de management pour pousser à l’erreur et permettre le licenciement pour faute ou déstabiliser et pousser à la démission. Certains se plaignent d’un harcèlement que quelques mois plus tôt ils ont vu exercer sur autrui sans intervenir ou bien pire pour garder leur place, en apportant leur témoignage à charge.
Dans de telles situations, la souffrance découle de l’effritement de l’estime de soi d’une part, de la culpabilité envers autrui dont on ne prend pas la défense d’autre part. Pour conjurer le risque d’effondrement, la plupart des sujets construisent des défenses spécifiques. La honte est surmontée par l’intériorisation des valeurs proposées, c’est à dire la banalisation du mal dans l’exercice des actes civils ordinaires (Dejours, 1999).
Le cynisme dans le monde du travail est devenu un équivalent de courage, de force de caractère. Un cadre, un vrai, doit pour réussir, parvenir à ignorer la peur et la souffrance, la sienne et celle d’autrui. La puissance sociale se mesure à la capacité d’exercer sur les autres des violences dites nécessaires
Le travail devient le lieu d’apprentissage de la solitude et des coups bas. Le travail n’est plus une promesse d’accomplissement, d’apprentissage de la coopération, lieu de solidarité, d’entraide. Il devient le lieu de l’apprentissage des pires usages, de l’instrumentalisation et de l’utilisation stratégique d’autrui.
Comment continuer à travailler ensemble ? Dans le travail humain, tout le monde s’attaque au même réel, à la difficulté, à l’échec et ne s’en sort qu’avec les autres. La solidarité devrait se cultiver à l’intérieur du monde du travail.
Les nouvelles formes d’organisation du travail génèrent la solitude, la solitude au sens le plus péjoratif du terme c’est-à-dire la destruction de ce monde commun qui faisait référence commune pour nous.
Le travail aliéné n’est pas la partie la plus préoccupante, car on peut accepter une aliénation d’une partie de son travail pour pouvoir participer à une vie collective. Il faut bien renoncer à une partie de soi pour pouvoir être dans le vivre ensemble et donc il n’y a pas forcément un malheur derrière l’aliénation du travail.
Le travail aliénant, lui, est un travail dans lequel je ne peux plus engager mon intelligence, je ne fais que revenir du travail, appauvri intellectuellement, appauvri affectivement parce que ce travail m’interdit de me déployer moi-même, d’aller à l’épreuve de moi-même, je ne fais que l’expérience de la souffrance et si je me défends pas bien, je vais en plus tomber malade.
L’aliénation du travail, c’est quand le travail se retourne contre l’Homme. C’est-à-dire quand les organisations du travail se retournent contre la culture, contre la perspective d’honorer la vie ensemble sous la forme de la civilisation, résultat du travail des femmes et des hommes.
Si le travail devient un produit, produit à consommer, il devient aussi un produit jetable.
Il n’y a pas de frontière possible entre le travail lui-même, le rapport subjectif au travail et le hors travail. On peut, à condition d’un certain volontarisme, introduire une césure mais celui qui s’engage, qui s’implique dans son travail, qui est pris par le rythme de travail, est obligé de mobiliser des quantités de ressources qui impliquent son temps hors travail. Le travail et le hors travail ne sont pas disjoints et ne peuvent pas être interprétés l’un sans l’autre.
Il n’y a pas non plus de neutralité du travail, quand le travail offre cette occasion incroyable de se transformer soi même, pour sortir de l’expérience du travail, finalement plus intelligent qu’on ne l’était avant.
Les organisations ne sont pas faites seulement de briques et de chaux, produits et argent, elles sont aussi faites de personnes. Les personnes les créent, les font fonctionner, et les nourrissent. Les personnes sont l’aspect le plus important des organisations, et sont souvent l’aspect majeur dans le quotidien des entreprises.
LES SOLUTIONS ?
Il est tellement tentant pour certains chefs d’entreprise, cadres, salariés, thérapeutes, consultants, défensivement ou stratégiquement, de tenir un discours léger, se contentant de parler du mieux-être et de bonheur au travail, en donnant des recettes. Ou bien d’opposer aux plaintes des salaries, des questionnaires quantitatifs de tous ordres, de mettre en place des lignes d’écoute vertes ou bleues, du coaching, une rhétorique stratégique sur la faille individuelle, bientôt des tests génétiques, des mesure du taux de cortisol du salarié!
Surmonter sa peur commence par savoir quoi dire collectivement et donc par les échanges sur le travail avec les collègues, le collectif, l’équipe.
Surmonter sa peur, c’est aussi connaître ses droits. Faute de maîtriser les données juridiques, le salarié isolé est en souffrance, son équipe de collègues « impuissante », sans les armes nécessaires.
Le maillon essentiel à mobiliser reste chacun d’entre nous. Vous pensez que ce qui se passe à votre travail, « c’est comme ça, on n’y peut rien » ? Non ! C’est notre affaire à tous et nous y pouvons quelque chose. Au lieu de nous replier sur du chacun pour soi, défendons l’autre par principe. Car ce qui lui arrive ne doit pas nous arriver. Défendons-le même si nous ne l’aimons pas, soyons attentifs à son état, à son comportement, à son repli. Ne le laissons pas se débattre seul. Car nous sommes alors nous-mêmes les artisans de la trahison des promesses du travail.
Jean-Louis Lamouille est psychologue du travail à Grenoble / Isère.
Il intervient sur toute la région Rhône Alpes en entreprise (Diagnostic social) pour la qualité de vie au travail, la prévention du burn-out, les risques psycho-sociaux.
Il pratique la sophrologie, la Gestalt-thérapie et la médiation.
Travailler pour qui, pourquoi ?
Si la vitalité de l’Homme au travail se trouve aujourd’hui sollicitée au moyen d’artifices pharmacologique et idéologiques, ses principes reposent sur la négation du corps et de sa vulnérabilité.
Revenons ensemble à quelques fondamentaux avant de nous pencher plus avant sur les derniers concepts à la mode :
Le travail, c’est quoi ? Ca sert à quoi ? Pourquoi travaillons-nous ? Peut-on limiter la définition du travail à l’emploi ?
…Après tout, l’élève travaille en classe, la femme au foyer travaille aussi.
Que cherchons-nous à prouver en travaillant ? Qu’engageons-nous dans le travail ?
Quelle place prend le travail dans notre équilibre psychique ? Et que mettons nous de notre affectivité dans le travail ? Quels liens peut-on faire entre la personnalité du travailleur, le travail et les symptômes qu’il présente ?
Le travail est une rencontre entre qui nous sommes et ce qu’on nous donne à faire.
Si l’on peut si logiquement invoquer la personnalité de celui qui est en souffrance au travail pour exonérer les conditions de travail, c’est que nous engageons beaucoup de nous-mêmes dans notre métier. Il serait illusoire de penser que nous laissons notre histoire personnelle accrochée à un cintre, dans les vestiaires de notre lieu de travail pour travailler mécaniquement. La plupart d’entre nous espèrent avoir l’occasion, grâce au travail, d’accéder à une reconnaissance de leur valeur personnelle, de leur singularité, bref de leur identité.
De la psychanalyse, on a appris que la construction de l’identité commençait dans l’enfance. C’est d’ailleurs bien par un acte de reconnaissance à l’état civil que commence notre vie sociale, notre construction identitaire. Notre père nous a reconnu comme étant son enfant devant le groupe social auquel il appartient, nous a transmis son nom et inscrit dans une lignée symbolique. Cette question de
la reconnaissance de notre identité nous taraude tout au long de notre vie, y compris dans le champ du travail.
Le sujet est le dépositaire et l’héritier des rêves et des attentes de ses parents. Il doit faire avec ces fées penchées sur son berceau qui exercent leur pression mais sont aussi les conditions de sa construction psychique.
Etre à la hauteur des attentes de ses parents peut être un moteur ou une souffrance, d’ailleurs souvent les deux. Etre regardé par nos parents, être reconnu est indispensable au sentiment de sécurité dont a besoin l’enfant pour se développer. Ceux qui disent que vous devez vous passer du regard des autres pour être autonome vous racontent des fariboles. Nous avons tous besoin du regard de l’autre, des autres, pour mieux savoir qui nous sommes et si nous existons. Peu d’êtres humains peuvent se déterminer totalement par eux-mêmes, sans se soucier de ce que les autres pensent d’eux.
Cette dépendance au jugement des autres ne doit pas être excessive bien sûr, mais elle existe. Ceux d’entre vous qui ont fait l’expérience d’être mis au ban par leurs collègues ou ignoré par la hiérarchie, ceux qui sont transparents aux yeux des autres, savent quelle expérience d’aliénation sociale on traverse alors. La construction de l’identité commence dans l’enfance et contient des lignes de force, l’amour, la sécurité, la confiance en soi et des lignes de faille, l’abandon affectif, les pertes, les deuils, les abus, les traumatismes. Chacun d’entre nous va tenter à l’âge adulte de continuer à construire son identité dans le regard des autres, dans le champ amoureux bien sûr, mais celui-ci a ses aléas et est loin de solder la question cruciale de notre identité. Et donc, dans le champ social où le travail joue bien sûr, un rôle central.
Si le salarié s’investit trop au travail, on pourra donc émettre l’hypothèse qu’il a un besoin éperdu de reconnaissance non obtenue dans l’enfance. Le lien difficile de certains salariés à l’autorité peut toujours être travaillé sous l’angle de la relation à la figure paternelle. Les identifications aux parents et donc à leurs métiers sont de bonnes pistes d’explications des situations d’échec professionnel.
– Mais peut-on dire à l’ouvrière qui souffre des 27 bouchons qu’elle visse par minute, que son Oedipe y est pour quelque chose ?
-Peut-on dire au harcelé qui s’effondre à son poste, « mais, pourquoi n’êtes vous pas parti plus tôt au lieu de supporter cette souffrance ?», alors que démissionner lui aurait fait perdre ses droits sociaux ?
-Les femmes apportent-elles leur consentement pulsionnel à être payées 25 % de moins que les hommes ?
Il faut donc essayer de comprendre l’impact de l’organisation du travail sur la construction de l’image de soi.
– Celle du salarié qui coupe l’aileron droit du poulet toute la journée dans un atelier agroalimentaire sans qu’on l’autorise à mettre un walkman sur les oreilles ou à bavarder avec ses collègues.
– du cadre qui doit chercher tous les matins l’espace de travail, où il va créer des modèles de voiture.
Très bien payé, en CDI mais sans bureau fixe. I travaille dans une ambiance de précarité subjective.
– de la secrétaire qu’on oblige à coller les timbres à 4 mm du bord de l’enveloppe en s’aidant d’une règle.
-du cadre évalué à 360°[par ses collègues. Des « collègues », vraiment ?
Il faut donc entrer plus avant dans la compréhension de ce que nous investissons dans le travail et dans la façon dont le travail nous investit en retour. Ou pas.
Le pouvoir des gestes de métier
Quand le choix d’un métier est conforme aux besoins du sujet et que ses modalités d’exercice permettent le libre jeu du fonctionnement mental et corporel, le travail est excellent pour la santé. Si le travail autorise, en dépit des contraintes, un exercice inventif des corps, il devient même source de plaisir. Les gestes de métier ne peuvent se réduire à des enchainements musculaires efficaces et opératoires. Ils ont des racines profondes : Des racines infantiles, et même transgénérationnelles.
Les gestes sont transmis dans l’enfance. C’est par la copie des adultes que nous avons aimés et admirés, ceux qui sont devenus nos modèles, que nous avons intériorisés les gestes, les postures, les tours de main de nos parents. Nous sommes riches de souvenirs enfouis dans les gestes. Nous faisons la tarte aux mirabelles comme la faisait notre grand-mère le dimanche quand nous allions manger chez elle.
Nos mains savent la faire, instinctivement croit-on. Rien à voir avec l’instinct mais plutôt avec une transmission trangénérationnelle qui s’est faite « par corps ».
Tout comme vous avez peut-être appris à pêcher en accompagnant l’oncle Robert tous les samedis à la pêche. Il vous a montré comment accrocher l’asticot, lancer le fil, interpréter la surface de l’eau, sortir le poisson sans le perdre. Et c’est par affection, par amour pour lui, pour ce qu’il a représenté pour vous, que tous ces savoir-faire se sont imprimés en vous, que vous savez pêcher.
Faire les choses autrement que comme on l’a appris peut plonger un être humain dans des conflits de loyauté.
Des racines sociales : Autre racine gestuelle, l’identité sociale, puisque les gestes sont socio-culturellement induits. Suivant l’endroit du monde où vous êtes nés, vos gestes seront différents. En Occident, le port des enfants, des charges lourdes, se fait ainsi sur les membres supérieurs fléchis, avec fermeture de la ceinture scapulaire tandis qu’en Afrique, les mêmes tâches sont effectuées sur la tête et le dos, mettant en jeu des zones du corps, des muscles différents.
Plus tard, à l’âge adulte, au travers des lieux d’apprentissages professionnels traversés, les gestes de métier viendront nouer des liens étroits entre le corps et l’appartenance à une communauté professionnelle. Certaines postures et attitudes corporelles acquièrent même, dans le travail, valeur de dramaturgie. Ne vous est-il jamais arrivé, en voyant quelqu’un marcher, bouger, dans la rue, de vous dire, celui là fait ce métier là, ça se voit !
Des racines de genre :
Si nos gestes ont une histoire familiale, sociale, ils ont aussi un « sexe ». On ne bouge pas de la même manière quand on est un homme ou quand on est une femme. Souvenez-vous des injonctions de vos parents ! « Tiens tes genoux serrés, n’écarte pas les jambes et ne bombe pas trop la poitrine, tiens toi comme une fille ! », « mais enfin, redresse-toi, bombe le torse, tu es un homme ! ». (Je vous renvoie à la chanson d’Eddy Pretto « Kid »).
Et oui, l’éducation inscrit dans la musculature des postures sexuées spécifiques, qui disent à quel genre nous appartenons. Une femme ne bouge pas comme un homme, ne s’assied pas, ne marche pas comme un homme. Elle ne travaille pas comme un homme et n’a pas, d’ailleurs, dans la hiérarchie des métiers, les mêmes emplois que les hommes d’ailleurs.
Dans notre société, il échoit aux femmes les métiers d’assistance, du care dit-on maintenant, la prise en charge de la saleté, de la maladie, de l’enfance, de la vieillesse, de la mort. A la fois symboliquement et physiquement, on attend d’une femme qu’elle soit penchée vers l’Autre. Les femmes, dans la division sexuelle des métiers, sont donc assignées aux postes ayant un lien avec l’autre, souvent déqualifiés, peu rémunérés puisque les compétences féminines que la femme possède par nature n’ont pas à s’acquérir dans des formations spécifiques.
Aux hommes les métiers du risque (bâtiment, route, découverte) conservant les valeurs viriles traditionnelles, le travail des matières nobles, les postes de responsabilité, de conception. Et au cœur même de la parcellisation du travail, les tâches variées, complexes, demandant des connaissances provenant de formations professionnelles donnant choix à qualification et promotion.
Aux femmes les métiers de soin aux enfants, aux vieillards, aux malades. Les tâches simples, statiques, monotones, répétitives ne requérant aucune qualification reconnue comme telle, mais nécessitant minutie, patience et rapidité à la fois.
On voit donc se perpétuer les principes de la division sexuelle du travail théorisée par Daniele Kergoat. Cette division sexuelle du travail a deux principes organisateurs :
- il y a des travaux d’hommes et des travaux de femmes,
- un travail d’homme vaut plus qu’un travail de femme.
Si les femmes ont pu pénétrer toutes les sphères professionnelles masculines, toutes les études, répétitivement, soulignent la persistance de la répartition sexuée du travail productif et/ou reproductif, l’absence récurrente de valorisation sociale de ce dernier avec pour corollaire la surdité de l’organisation du travail à la charge temporelle et mentale des « impondérables » familiaux qui incombe systématiquement aux femmes. Les absences qui en découlent, tout comme les congés maternité, ne relèvent-ils pas de « l’absentéisme féminin »?
Les femmes tiennent la contradiction entre d’un côté, le désir affirmé de travailler et de l’autre, d’assumer la sphère familiale, sans se plaindre, de surcroît. Si plus personne ne conteste le droit au travail pour les femmes, leur place est tolérée à condition que la prise en charge des enfants et de la vie domestique soit assurée et invisible.
L’organisation du travail au masculin a donc peu de compréhension pour les difficultés spécifiques que rencontrent les femmes qui veulent conjuguer vie professionnelle et vie familiale.
Le sens du geste de travail, riche ou pauvre :
Dans certains métiers, le geste de travail peut être riche et avoir du sens : L’acteur interprète son rôle, le musicien sa partition, le travailleur a des marges de manœuvre pour interpréter sa tâche prescrite.
Malheureusement, sur certains postes, le travailleur n’a aucune marge de manœuvre. Il est soumis à une organisation du travail qui détermine le geste, son contenu, les relations avec les collègues, la cadence. Quelquefois, le fonctionnement mental est réservé à l’étage du bureau des méthodes ou des ingénieurs, tandis que le fonctionnement corporel est assigné à l’atelier. Dans ce type d’organisation du travail, très taylorisé, l’individu est considéré comme un outil.
Vous l’avez compris, le corps que nous engageons dans la tâche à accomplir n’est sûrement pas celui rêvé par cette organisation du travail : une force motrice, un réservoir d’énergie linéaire, disciplinarisé, sans rythme physiologique et biologique, sans limites, sans aléas, sans émotion, sans affect, sans faille. Ce corps-là est un moyen, juste une force motrice.
Le mouvement automatisé, répétitif, peut sembler un rouage parfait pour l’organisation scientifique du travail, mais quelle illusion de croire ce contrôle total possible ?
Quelquefois bouger mécaniquement au travail ne sert plus qu’à tenir. Dans cette tension pour « tenir », le verbe n’est pas qu’une métaphore. Tout votre corps est engagé. Regardez l’ouvrière, qui visse 27 bouchons par minute sur la chaine, elle ne choisit pas son travail déqualifié et la pauvreté manuelle de son geste. A une certaine cadence, l’activité de travail entre tout simplement en concurrence avec sa pensée. Non seulement penser est inutile mais devient même dangereux. Le « silence mental » sert à ne plus penser la souffrance de ce travail là. « Je suis devenue un robot » dit-elle en mimant encore et encore le geste de vissage dont son corps n’arrive plus à se délester. L’hyperactivité est convoquée comme défense contre la souffrance venant de CE travail. Le travail répétitif, monotone, trop prescrit, entraine un divorce total entre la main et l’imaginaire. L’absence de signification, l’inutilité des gestes à accomplir façonnent une image de soi terne, enlaidie, misérable. Quand le geste n’exprime plus rien, il ne permet plus de penser. Il sert à « tenir ».
Pour tenir la cadence, les tâches répétitives ou effectuées sous contrainte de temps, telles qu’elles sont conçues, impliquent de ne jamais se détendre. C’est là que surgit un des premiers pièges tendus par l’organisation du travail : Faire corps avec l’hyperactivité demandée devient une stratégie défensive qui colmate la souffrance par l’accélération du mouvement : « Je n’aime pas me reposer. Je n’ai pas le temps de m’asseoir et je trouve ça très bien. Comme ça, je ne pense pas. » répètent les patients de manière lancinante.
L’ouvrière dit que travailler plus vite est une voie de décharge de la colère que génère ce type d’organisation du travail. La rage, la haine, la colère, la frustration sont rapatriées dans l’accélération du geste. Lorsque la haine devient trop forte, les ouvrières font des crises de nerfs dans l’atelier, il y a des brancards prévus pour ça dans les vestiaires. Elles vont s’allonger, avalent leurs comprimés d’anxiolytiques et laissent « retomber la vapeur ». Retour à la chaîne.
Mais l’ouvrière dit aussi qu’en allant plus vite que la cadence demandée, elle dégage une marge de liberté, une individualité, un triomphe temporaire. Entre la cadence prescrite et l’ivresse de l’auto accélération, tout est réuni pour rendre l’individu esclave de la quantité. En faisant plus, l’esclave de la quantité devient athlète de la quantité. C’est là qu’est le piège. Le désir de reconnaissance.
Vous commencez à le comprendre, si le travail peut être un puissant opérateur de construction de la santé, par l’élargissement de la subjectivité, l’accroissement des pouvoirs du corps, de la sensibilité, il comporte aussi une dimension de souffrance et peut porter atteinte à notre santé.
Souvenons nous, agir sur le geste, c’est toucher à toutes ces racines identitaires.
TRAVAILLER, c’est se travailler, c’est travailler par corps
Vous commencez à mesurer que l’intelligence que nous mobilisons dans le travail est très différente de l’intelligence rationnelle, logique. Dans le travail, nous mobilisons l’intelligence du corps. C’est elle qui palpe, évalue, mémorise les informations, les sensations, les perceptions dans ce qu’on appelle des « mémoires procédurales ».
La mémoire procédurale est une forme de mémoire à long terme qui porte sur les habiletés motrices, les savoir-faire, les gestes habituels. C’est grâce à elle qu’on peut se souvenir de l’exécution des séquences de gestes. Elle est très fiable et conserve ses souvenirs même s’ils ne sont pas utilisés pendant plusieurs années. La mémoire procédurale est activée dans les actions que nous menons « en roue libre » : faire du vélo, allumer une cigarette, préparer un œuf à la coque, démarrer sa voiture…
Si je travaille comme menuisier, je travaille le bois. A force de travailler le bois, non seulement je découvre les qualités de la matière BOIS, mais sa résistance, ses aspérités, ses nœuds, ses fragilités. Je développe une intimité du rapport à sa matière. J’éprouve la résistance du bois à l’usage de l’outil dont je me sers pour le travailler, j’éprouve la résistance de mon corps à l’usage de cet outil. C’est ainsi que par mes gestes, indéfiniment répétés, mon corps palpe, sent, apprécie, mémorise le bois, les outils et affute la meilleure manière de travailler. Mais je m’affute aussi ! C’est par la résistance du réel du bois, que je développe les capacités sensorielles et manuelles de mon corps ; c’est par l’échec cent fois rencontré et cent fois dépassé que je développe mes compétences, que j’élargis le champ de mes pouvoirs.
Ce « travailler par corps » se construit dans tous les métiers :
– L’ouvrier qui usine une pièce a si bien développé ses mémoires procédurales que c’est à l’oreille qu’il sait avoir atteint le bon micron et qu’il peut s’arrêter.
– L’enseignant qui a du métier, comme on dit, sait à l’oreille que sa classe qui chuchote, s’amuse, commence à faire trop de bruit, qu’on approche du chahut et qu’il faut introduire une activité de diversion pour récupérer leur attention. C’est avec l’intelligence du corps qu’il apprend à le sentir.
– Le chirurgien sait évaluer à l’œil et au doigt la texture du tendon et s’il est fragile, le réparer.
– Quand je vois un patient pour la première fois, je n’ai plus besoin de mon manuel à côté de moi. Je connais la manière de conduire un entretien. Mais en fait, avant même de demander à ce nouveau patient comment il s’appelle et pourquoi il vient, tout mon corps s’est mis au travail. Mes yeux ont enregistré la sueur qui perle sur son front, son thorax en apnée, sa jambe qui s’agite sous le fauteuil. Mon odorat a senti l’odeur de peur qui se dégage de lui. J’entends son souffle court. Bref j’ai TRAVAILLE PAR CORPS, comme le fraiseur, l’instituteur, le menuisier, le chirurgien. Et quelque part, au fond de moi, parce que j’ai vu des centaines de patients, au moment où je lui demande son nom, son adresse, bref, son état-civil, j’ai déjà fait mon pré-diagnostic.
Travailler, ce n’est pas seulement produire, c’est se transformer soi même.
Le travail n’est pas seulement un rapport individuel à la tâche, mais un rapport de soi à soi.
Le réel du travail se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance aux modes opératoires, aux habilités professionnelles, aux savoirs faire et plus généralement, se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance à la maîtrise.
Le réel se fait connaître à celui qui travaille sur un mode fondamentalement affectif : l’échec. L’échec engendre des états affectifs, la surprise bien sûr, un sentiment d’irritation, de colère, quand ça dure trop longtemps, la déception puis le découragement, le sentiment d’incompétence. Jusqu’à présent j’y arrivais et puis là ça ne marche plus ! Pour celui qui travaille, la rencontre avec le réel, c’est d’abord l’angoisse.
Là commence un processus spécifique qui est l’endurance, la capacité de tolérer l’échec et l’obstination, le fait de ne pas lâcher. Quelques minutes, plusieurs jours, des semaines ! Recommencer encore et encore, refaire la pièce, l’opération ! Et ça ne marche toujours pas ! Le bon chercheur sera celui qui a l’obstination de continuer alors même qu’il n’arrive pas à démontrer ce qu’il cherche à attraper.
Travailler c’est non seulement faire l’expérience du réel, c’est deuxièmement maintenir l’obstination et l’endurance.
j’accepte de me faire habiter peu à peu, coloniser par cette expérience de ce qui s’oppose à ma maîtrise et c’est quelques fois en l’emportant chez moi, dans ma tête, en ayant des insomnies, en en rêvant la nuit, qu’au bout de quelques jours de cette obstination, de cette endurance, un beau matin me vient une idée, une ficelle de métier, une ficelle plus universelle, La solution !
Tous ces états affectés ont en commun d’être une manière d’éprouver affectivement le travail, pas seulement une conséquence regrettable du travail, mais le travail lui-même, puisque c’est de cette endurance à la souffrance et à ce qui me résiste que finalement viendra l’idée.
Autrement dit, la souffrance guide l’intelligence et provoque l’intelligence. Cette souffrance me pousse à surmonter ma frustration et la transforme en plaisir, le plaisir d’une conquête, le plaisir d’une victoire, le plaisir d’une découverte.
Bien loin des procédures fixées par l’organisation du travail, tous les processus engagés dans ce rapport d’intimité avec la tâche, l’objet technique, la matière, avec l’outil, mobilisent en réalité toute la personnalité.
Je suis en train de décrire une modalité de l’intelligence qui naît du rapport au travail, pas une intelligence qui est là avant, mais une intelligence produite par le travail à condition que je sois capable de souffrir, d’endurer ma souffrance, d’en faire des insomnies, d’en rêver la nuit et puis de continuer par l’obstination à produire des solutions.
C’est au prix de la rencontre avec l’échec, l’endurance et le plaisir des ressources insoupçonnées que l’on découvre en soi, que le travail tient ses promesses:
– Promesse d’émancipation sociale par l’autonomie financière, d’accès à la maturité par le dépassement de la dépendance aux parents.
– Promesse d’accomplissement de soi par le regard des autres sur notre travail: regard des usagers, des patients, des clients qui nous donnent, ou pas, la sensation d’être utile au monde. Regard de la hiérarchie sur le travail accompli par rapport aux moyens donnés plutôt que par rapport aux objectifs à atteindre.
– Promesse d’arriver à dépasser les situations sociales ou psychologiques de l’enfance que le métier que nous choisissons peut nous aider à transformer en œuvre originale.
– La promesse du travail se trouve en fait surtout dans l’écart entre le travail tel qu’on nous demande de le faire (travail prescrit), et tel que nous l’exécutons, (travail rée)l. Dans cet écart se déploient toute notre énergie personnelle, notre créativité, notre intelligence du réel.
– Promesse d’aller à la rencontre des autres, car le travail est aussi l’apprentissage du vivre ensemble, condition de la construction de la coopération et de la solidarité. Le monde du travail est l’espace social qui nous oblige à sortir de nous-mêmes, à interagir, partager et nous confronter avec tous les autres.
– Travailler, c’est se travailler et travailler ensemble.
LA RECONNAISSANCE DU TRAVAIL
En échange de leurs efforts, des risques qu’ils prennent, de l’intelligence qu’ils mettent en œuvre, de la souffrance qu’implique la confrontation à l’organisation du travail et aux rapports sociaux de travail, les salariés attendent essentiellement une reconnaissance. Ce que les gens attendent par-dessus tout, c’est une rétribution subjective, une dimension morale et symbolique, qu’on reconnaisse la qualité de leur travail, la qualité de leur contribution. Cette reconnaissance passe éventuellement par des primes, des avancements, des salaires mais l’impact psychologique est fondamentalement lié à la dimension symbolique.
La reconnaissance de la qualité du travail accompli est LA réponse aux attentes subjectives quant à l’accomplissement de soi. Alors, les doutes, les difficultés, la fatigue s’évanouissent devant la contribution à l’œuvre collective et la place que l’on a pu se construire parmi les autres.
La reconnaissance passe par des épreuves spécifiques devant des acteurs bien précis avec lesquels nous sommes en interaction du fait du travail. Cette reconnaissance a un rôle majeur sur la construction de l’identité, car, de reconnaissance en reconnaissance, je passe des caps par lesquels je me transforme moi-même à travers le regard des autres mais aussi à travers la société, comme quelqu’un qui gravit les échelons d’un cursus, d’une vie qui s’accomplit. Par le regard de l’autre, par la reconnaissance de l’autre, j’acquiers un statut qui est meilleur que celui que j’avais précédemment, une dignité aussi que je n’avais pas jusque là et une crédibilité, voire un prestige qui sont évidemment captifs de la reconnaissance par l’autre.
La reconnaissance du travail suppose de nombreuses conditions :
– que le travail réel soit visible par la hiérarchie, la direction, l’usager, les collègues. Ce n’est jamais le cas, vous l’avez compris puisque l’organisation du travail ne veut rien savoir de ce que nous rajoutons à la prescription et que nous travaillons par corps.
– Que ce travail soit évalué, jugé non pas sur des critères financiers ou d’objectifs de rentabilité à atteindre, non pas sur des caractéristiques personnelles, des « savoir-être », une aptitude à la soumission, des qualifications ou savoirs théoriques, le respect formel des procédures et des normes, mais bien sur son utilité au regard du but du travail.
– Que ce travail soit jugé, évalué par les pairs, les collègues au regard des valeurs d’une profession.
La reconnaissance, en psychodynamique du travail, est fondée sur deux jugements :
Le jugement d’utilité porté par l’usager, le client, l’élève, le malade, et la hiérarchie. Il porte sur l’utilité sociale, économique ou technique du travail. Il n’évalue pas les moyens utilisés mais les objectifs atteints.
Le salaire sanctionne le fait que mon travail est utile : Le résultat final n’aurait pu s’accomplir sans ma contribution. J’ai apporté ma part de valeur-ajoutée, non seulement une valeur d’usage, mais aussi une valeur d’échange.
Etre utile est une question absolument capitale pour la plupart d’entre nous, c’est bien rare ceux qui peuvent supporter qu’on leur dise, qu’on leur renvoie, explicitement et même implicitement, « vous êtes inutiles, vous êtes quelqu’un d’inutile ».
Ce message est souvent envoyé par le biais de pratiques managériales que nous appelons la mise en scène de la disparition : «vous venez mais il est interdit de toucher au travail. Pas de bureau, d’ordinateur, vous n’êtes plus sur le papier à en tête, dans l’organigramme, vous n’avez plus de badge d’entrée, de place de parking. Si vous êtes payé et que vous êtes au placard, vous tomberez malade. On pourrait se dire, en voilà un payé à ne rien faire, il devrait être content. Quelle méconnaissance de la centralité du travail ! Un ouvrier du bâtiment, atteint d’un stress post-traumatique après un accident me disait : » voyez, par la fenêtre de votre bureau, je vois le morceau de béton que j’ai mis sur le mur de l’immeuble d’en face. Ce béton, c’est moi ! »
Je suis en partie dans tous les chantiers que j’ai fait, dans tous ces bétons dans lesquels les gens habitent, dans lesquels sont maintenant entreposés les objets du musée, ce béton il est ma vie même, donc à force de m’être battu avec ce béton et bien je finis par l’aimer et quand on me dit que tout ça c’est inutile on est en train de rayer mon identité, mon utilité au monde.
Le jugement de beauté est porté par les pairs de la communauté d’appartenance. Ce jugement esthétique sur le travail accompli a deux volets :
– un volet de conformité du travail par rapport aux règles de métier. Et je ne parle pas des certifications.
– un volet d’originalité du travail, faire un travail original, pas identique à celui des autres.
Si on ne fait que respecter les règles, on s’enfonce dans le conformisme et si on les transgresse trop, on se met au ban de ses pairs.
On comprend facilement que le violoniste, le pianiste exécute une partition (la tâche prescrite) mais l’interprète aussi, y ajoutant son talent, ses émotions, le sens qu’il veut donner à cette œuvre là et qu’ainsi il obtient les applaudissements du public, les félicitations du chef d’orchestre et la gratitude des musiciens qui l’accompagnent.
Du côté du travail, on attend de nous que nous exécutions la tâche telle qu’elle est prescrite par l’organisation du travail. Nous ne sommes pas supposés être des virtuoses…Et pourtant, aucun d’entre nous ne se contente d’exécuter cette prescription. D’abord parce qu’elle ne suffit pas à permettre le vrai travail, mais aussi par ce que, affecté à une tâche, le travailleur cherche un ordre, une séquence de gestes, un choix d’outils qui réalisent un mode opératoire spontané, le sien, qu’il va perfectionner au fil des « répétitions ».
Bien évidemment, c’est dans le travail librement organisé que l’être humain trouve la voie royale d’expression personnelle. Il faut pour cela que le travailleur puisse organiser son travail conformément à ses désirs et/ou ses besoins. Hors ces conditions ne se rencontrent même plus dans les métiers d’artisan, les professions libérales et les responsables de haut niveau !
Le travailleur, même à de hauts niveaux de poste, est de plus en plus souvent soumis à une organisation du travail qui détermine le contenu et les procédures de la tâche, fixe même les modalités des relations entre les sujets en assignant à chacun place et rôle par rapport aux autres travailleurs.
Les nouvelles technologies informatiques, le numérique, la digitalisation ont rajouté des contraintes spécifiques à l’exécution du travail : travailler très vite en juste à temps, dans un rythme d’instantanéité, une ambiance d’urgence. Pour la première fois dans l’histoire de l’homme, les outils qu’il a fabriqué le débordent et kidnappent son fonctionnement cognitif, corporel au delà de ses possibilités humaines.
Bien sûr, dans le taylorisme, le fonctionnement mental est réservé aux uns, le fonctionnement corporel assigné aux autres. La division des tâches au niveau de l’exécution, aboutit à des opérations courtes, standardisées, strictement définies. La procédure est simplifiée à l’extrême, réduite à l’acte, au geste élémentaire, lui-même rigoureusement spécifié, mesuré, chronométré. Pour augmenter la productivité, il faut imposer « the one best way » d’exécuter le geste, quitte à déposséder l’ouvrier de la maitrise de son travail. C’est désormais à tous les étages de la hiérarchie des postes et des métiers, que s’impose la standardisation, la procéduralisation, la mesure et le contrôle grâce aux nouvelles technologies informatiques.
TOUT PRESCRIRE ? UNE ILLUSION
Le travail fait l’objet de nombreux discours savants. Le juriste parle du contrat de travail, le chef d’entreprise évoque les objectifs, le bureau des méthodes définit les consignes, le cadre manage les équipes, l’ergonome s’intéresse à l’espace de travail, le physiologiste parle de biomécanique.
Celui qui travaille, sur le terrain, ignore la physiologie, la sociologie lui est étrangère, il ne possède qu’une partie du savoir de l’ingénieur, il entend les consignes et ne peut se dérober au travail qu’on lui donne à faire. Travailler implique de sortir du discours pour se confronter au monde.
Travailler, je le répète encore, c’est combler l’écart entre la tâche prescrite et la réalité
La prescription sous estime toujours la variabilité de la situation réelle. Si, dans toutes les entreprises, les travailleurs ne s’en tenaient plus qu’aux consignes et aux procédures pour faire le travail, tout s’arrêterait ! C’est ce qu’on appelle la grève du zèle.
C’est dans cet écart que s’inscrit la définition que Philippe Davezies donne du travail « le travail, c’est l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donnée par l’organisation prescrite du travail ».
Et l’être humain peut, si les conditions s’y prêtent, déployer des trésors d’ingéniosité, d’imagination pour atteindre les objectifs fixés. Même les femmes de ménage en milieu industriel dont personne n’imagine qu’elles puissent investir leur travail et dont personne ne remarque la présence, attendent aussi une reconnaissance de leur travail.
Anne-Marie, une de mes patientes, en arrive à venir plus tôt dans ces immeubles anonymes dont elle nettoie les bureaux désertés le soir, pour croiser le visage des gens dont elle vide les corbeilles.
– « … Ils sont soixante-douze. Les verres, les couverts, les boîtes en plastique, le café, les tasses. Les gens des bureaux que je nettoie, je ne les vois jamais. Des fois, j’arrive plus tôt pour essayer de les voir un peu. Comme ça, je vois mon patron, les filles, on boit un café ensemble. »
Bien sûr, nous voulons que notre travail soit utile au monde, beau et bien fait.
Voilà ce que Fatima, dit de son travail de ménage :
« Je travaille en cherchant toujours l’élégance de ce que j’ai fait. Même quand je repasse une chemise. Je dois ressentir une harmonie esthétique au fond de moi. Je repasse les chemises, j’enlève la poussière, je dois dépoussiérer le monde entier pour voir de la beauté et de la propreté partout.
Cet artisanat que je passe neuf heures à faire, personne ne le voit. Personne ne parle de mon art.
… Nous, les artisans et les artistes, on s’occupe du quotidien, de la beauté du bureau, du merveilleux, du petit paradis, de l’élégance de la chemise.
.. La société ne s’intéresse pas à ceux qui gardent son petit paradis, dépoussière son bureau ou ses boulevards, qui cuisent son pain. »
Elle me dit aussi qu’elle fait un Picasso tous les soirs quand elle nettoie les classes. Et que les enfants le lui défont tous les jours.
Quelque soit votre métier, vous y mettez quelque chose de vous :
Vous aurez compris que le travail réel est doublement invisible :
– Invisible à nous-mêmes puisque nous travaillons « par corps » sans vraiment avoir la conscience de ce que nous mobilisons pour faire le travail, ni les mots pour en parler.
– Invisible pour l’organisation du travail qui s’arqu
eboute sur la prescription, la procédure, le quantitatif et ne veut rien savoir de ce qui est au fond incontrôlable et inestimable, le travail vivant.
TRAVAILLER ENSEMBLE
Pour travailler ensemble, Il ne suffit donc pas de juxtaposer les tâches, de prévoir les communications entre les postes, d’aligner les personnels les uns à côté des autres. Ce ne sont pas que les tâches qu’il faut coordonner mais les façons de travailler (Davezies, 1993). La confiance se construit mais pas à partir du partage de conceptions théoriques. On a confiance parce qu’on sait qu’on partage les mêmes règles de métier. Cette construction suppose l’existence de discussions, de confrontations des opinions, de manière formelle au cours de réunions instituées mais le plus souvent dans les espaces informels des pauses café, des repas, des échanges de couloirs où s’ajustent les postures pratiques et éthiques personnelles. Cette possibilité de confrontation des expériences peut être gravement perturbée par une organisation du travail productiviste, traqueuse de temps dit morts ou trop prescrite.
Dans une équipe investie et soudée, la mobilisation individuelle et collective qu’exige le travail réel vient pallier aux manques de l’organisation du travail. Malheureusement, pour la hiérarchie, reconnaître la contribution du travailleur à l’organisation du travail, c’est reconnaître que l’organisation prescrite est défaillante. Et un vigoureux déni s’y oppose. Les cadres se cristallisent autour de la maîtrise technique, de la capacité de la science, de la technologie à maîtriser le réel. Les méthodes gestionnaires prétendent qu’on peut à terme se passer des travailleurs. Automates, machines, process, intelligence artificielle, systèmes experts….Les ingénieurs luttent pour imposer leur vocabulaire, leurs concepts, leur vision. Ils élaborent aussi des stratégies de défense qui passent par une dissimulation des questions qui remontent d’en bas. C’est le personnel qui est mauvais, incompétent. C’est un aveuglement défensif puissant qui laisse le travailleur à sa solitude et à sa souffrance, à l’incohérence du travail à accomplir.
La souffrance au travail est le vécu qui surgit lorsque le sujet, après avoir épuisé ses ressources personnelles pour tenir au travail, se heurte à des obstacles insurmontables. Les solutions extrêmes de sortie de situation de souffrance au travail sont la démission ou l’absentéisme.
Le type de décompensation ne dépend pas uniquement du travail mais en dernier ressort de la structure de la personnalité, acquise avant la situation de travail. Cette décompensation est une rencontre entre une organisation psychique individuelle spécifique (des facteurs endogènes) et une organisation du travail spécifique (des facteurs externes).
Comment décliner la Reconnaissance alors que l’organisation du travail pense que le travailleur n’a rien à dire sur son travail?
Comment décliner la reconnaissance lorsque les normes de qualité sont celles du marché et plus celles des règles de métier ?
Quand on demande à des travailleurs de faire plus vite, avec moins de moyens et d’effectifs, donc de ne pas travailler bien, ils répondent : « mais ça ne va pas, il faudrait faire comme ci, faire comme ça, », on leur répond, « toi on ne t’a pas demandé de penser, exécute, tu fais ce qu’on te dit, ce qui compte c’est que tu sois obéissant, que tu fasses comme on te dit ». Il faut mentir aux clients, faire des promesses au public tout en sachant très bien qu’on ne pourra pas les tenir, le mensonge est en quelque sorte organisé, avec quelquefois, par peur de perdre son travail, la collaboration de tous.
Alors le travail, au lieu d’être une occasion de se découvrir soi même, est une occasion de se découvrir comme lâche, de faire ce que je trouve moralement répréhensible, mais en plus de faire un travail de mauvaise qualité, qui me renvoie de moi-même une image désastreuse et déplorable. Quand on demande au salarié de travailler mal, sur des instruments, des installations dans lesquelles on a de moins en moins confiance, commence alors un travail de sape de la subjectivité, de la personnalité; loin de se découvrir soi même et de se révéler à soi même, ce que l’on fait comme expérience du travail devient une érosion progressive de la personnalité, de l’image de soi, de l’estime de soi, référée aux valeurs du travail bien fait, de l’implication par mon travail d’autrui, car quand je travaille, j’implique mes collègues, les chefs, mes subordonnées, les sous-traitants, la population.
Le travail n’est pas qu’un rapport de soi à soi mais aussi un rapport à autrui. On engage autrui par son propre travail de telle sorte que évidemment, si on bâcle son travail, c’est le patient qui va prendre, mais aussi mon chef de service, l’administration de l’hôpital….
Dans un contexte de crise, de chômage endémique, la précarisation du salarié à été méthodiquement introduite : Contrats précaires, cdd, temps partiel, intérim, casse des collectifs, de la solidarité. La précarité a neutralisé la mobilisation collective, généré le silence et le chacun pour soi. La peur de perdre son emploi a induit des conduites de domination ou de soumission. Force est de constater que la manipulation délibérée de la menace, du chantage, le harcèlement sont désormais érigés en méthode de management pour pousser à l’erreur et permettre le licenciement pour faute ou déstabiliser et pousser à la démission. Certains se plaignent d’un harcèlement que quelques mois plus tôt ils ont vu exercer sur autrui sans intervenir ou bien pire pour garder leur place, en apportant leur témoignage à charge.
Dans de telles situations, la souffrance découle de l’effritement de l’estime de soi d’une part, de la culpabilité envers autrui dont on ne prend pas la défense d’autre part. Pour conjurer le risque d’effondrement, la plupart des sujets construisent des défenses spécifiques. La honte est surmontée par l’intériorisation des valeurs proposées, c’est à dire la banalisation du mal dans l’exercice des actes civils ordinaires (Dejours, 1999).
Le cynisme dans le monde du travail est devenu un équivalent de courage, de force de caractère. Un cadre, un vrai, doit pour réussir, parvenir à ignorer la peur et la souffrance, la sienne et celle d’autrui. La puissance sociale se mesure à la capacité d’exercer sur les autres des violences dites nécessaires
Le travail devient le lieu d’apprentissage de la solitude et des coups bas. Le travail n’est plus une promesse d’accomplissement, d’apprentissage de la coopération, lieu de solidarité, d’entraide. Il devient le lieu de l’apprentissage des pires usages, de l’instrumentalisation et de l’utilisation stratégique d’autrui.
Comment continuer à travailler ensemble ? Dans le travail humain, tout le monde s’attaque au même réel, à la difficulté, à l’échec et ne s’en sort qu’avec les autres. La solidarité devrait se cultiver à l’intérieur du monde du travail.
Les nouvelles formes d’organisation du travail génèrent la solitude, la solitude au sens le plus péjoratif du terme c’est-à-dire la destruction de ce monde commun qui faisait référence commune pour nous.
Le travail aliéné n’est pas la partie la plus préoccupante, car on peut accepter une aliénation d’une partie de son travail pour pouvoir participer à une vie collective. Il faut bien renoncer à une partie de soi pour pouvoir être dans le vivre ensemble et donc il n’y a pas forcément un malheur derrière l’aliénation du travail.
Le travail aliénant, lui, est un travail dans lequel je ne peux plus engager mon intelligence, je ne fais que revenir du travail, appauvri intellectuellement, appauvri affectivement parce que ce travail m’interdit de me déployer moi-même, d’aller à l’épreuve de moi-même, je ne fais que l’expérience de la souffrance et si je me défends pas bien, je vais en plus tomber malade.
L’aliénation du travail, c’est quand le travail se retourne contre l’Homme. C’est-à-dire quand les organisations du travail se retournent contre la culture, contre la perspective d’honorer la vie ensemble sous la forme de la civilisation, résultat du travail des femmes et des hommes.
Si le travail devient un produit, produit à consommer, il devient aussi un produit jetable.
Il n’y a pas de frontière possible entre le travail lui-même, le rapport subjectif au travail et le hors travail. On peut, à condition d’un certain volontarisme, introduire une césure mais celui qui s’engage, qui s’implique dans son travail, qui est pris par le rythme de travail, est obligé de mobiliser des quantités de ressources qui impliquent son temps hors travail. Le travail et le hors travail ne sont pas disjoints et ne peuvent pas être interprétés l’un sans l’autre.
Il n’y a pas non plus de neutralité du travail, quand le travail offre cette occasion incroyable de se transformer soi même, pour sortir de l’expérience du travail, finalement plus intelligent qu’on ne l’était avant.
Les organisations ne sont pas faites seulement de briques et de chaux, produits et argent, elles sont aussi faites de personnes. Les personnes les créent, les font fonctionner, et les nourrissent. Les personnes sont l’aspect le plus important des organisations, et sont souvent l’aspect majeur dans le quotidien des entreprises.
LES SOLUTIONS ?
Il est tellement tentant pour certains chefs d’entreprise, cadres, salariés, thérapeutes, consultants, défensivement ou stratégiquement, de tenir un discours léger, se contentant de parler du mieux-être et de bonheur au travail, en donnant des recettes. Ou bien d’opposer aux plaintes des salaries, des questionnaires quantitatifs de tous ordres, de mettre en place des lignes d’écoute vertes ou bleues, du coaching, une rhétorique stratégique sur la faille individuelle, bientôt des tests génétiques, des mesure du taux de cortisol du salarié!
Surmonter sa peur commence par savoir quoi dire collectivement et donc par les échanges sur le travail avec les collègues, le collectif, l’équipe.
Surmonter sa peur, c’est aussi connaître ses droits. Faute de maîtriser les données juridiques, le salarié isolé est en souffrance, son équipe de collègues « impuissante », sans les armes nécessaires.
Le maillon essentiel à mobiliser reste chacun d’entre nous. Vous pensez que ce qui se passe à votre travail, « c’est comme ça, on n’y peut rien » ? Non ! C’est notre affaire à tous et nous y pouvons quelque chose. Au lieu de nous replier sur du chacun pour soi, défendons l’autre par principe. Car ce qui lui arrive ne doit pas nous arriver. Défendons-le même si nous ne l’aimons pas, soyons attentifs à son état, à son comportement, à son repli. Ne le laissons pas se débattre seul. Car nous sommes alors nous-mêmes les artisans de la trahison des promesses du travail.
Jean-Louis Lamouille est psychologue du travail à Grenoble / Isère.
Il intervient sur toute la région Rhône Alpes en entreprise (Diagnostic social) pour la qualité de vie au travail, la prévention du burn-out, les risques psycho-sociaux.
Il pratique la sophrologie, la Gestalt-thérapie et la médiation.